La philosophie en Tunisie
Tahar Ben Guiza
Université de Tunis
taharbenguiza@yahoo.fr
La philosophie ressemble beaucoup à un voyage. C’est un voyage à travers les langues et les cultures où les concepts sont un véhicule d’idée et une expression de la pensée. Et même si la philosophie a toujours interpellé l’humanité dans sa totalité, force nous est de constater qu’elle n’a jamais cessé de s’enraciner dans une culture particulière et une dans une langue précise. De cette diversité, il n’est pas permis de conclure à la supériorité d’une culture sur les autres. Affirmer la réciprocité de la pensée et de la langue est donc une chose et en déduire qu’une langue ou une culture est le centre du monde en est une autre. C’est dire qu’il est important quand on parle de l’histoire des idées de tenir compte du fait qu’il n’y a pas une seule histoire de la philosophie mais bien plusieurs. Ainsi, l’habitude qu’ont les historiens de la philosophie de faire du Moyen-Âge une période de décadence et d’enclavement et celle du XVème et XVIIIème, une période de renaissance et d’épanouissement, ne correspond pas tout à la fait à l’histoire de la philosophie que le monde arabe connait et selon laquelle ce même Moyen-Âge est au contraire une période d’épanouissement et de progrès et le XVème- XVIIIème siècle une période de décadence et d’obscurantisme.
C’est dire que certains historiens de la philosophie n’ont pas su dépasser la vision hégélienne selon laquelle la philosophie a vécu durant sa période orientale dans un état d’errance et de somnolence et qu’elle ne s’est retrouvé qu’après avoir dépassé cette regrettable parenthèse orientale ( 1). Il y a donc une incompréhension regrettable de la part des penseurs de l’Occident de la réalité du monde arabe. Beaucoup de ces philosophes continuent à parler comme si la question de la nécessité historique de la « fin des civilisation » défendue par Fukuyama était une évidence et une vérité de fait incontournable et irréversible. Le courant dit « orientaliste » ne fait en général que corroborer cette lecture sectaire puisque sa thèse essentielle consiste à dire que les penseurs arabes ont simplement repris l’esprit aussi bien que la lettre de la philosophie grecque. Heureusement, on commence à comprendre aujourd’hui que des philosophies aussi importantes que celle d’Al Kindi, de Farabi, d’Ibn Tufayl, d’Ibn Rochd, d’Ibn Maymoun ou d’Ibn Arabi nous apportent aujourd’hui quelque chose et nous permettent même de poser nos problèmes, ceux de la pensée et de réalité humaine avec des concepts, des visions, voire des options que nous avons intérêt à méditer et pourquoi pas à retenir. En tout cas, l’apparition de ces penseurs correspond à une période faste du monde islamique, celle où l’islam était placé au cœur même de la modernité durant laquelle on a assisté à un «vivre ensemble» inégalé dans le monde actuel puisque l’Andalousi a permis à des communautés de diverses religions de cohabiter dans une parfaite harmonie. Alain de Libera dira même que la philosophie arabe du Moyen-Âge bénéficie de l’avantage de n’avoir pas pris une culture ou une langue comme étant un centre autour de laquelle se fait et se défait le monde.
Cette remarque préliminaire sur l’histoire des idées permettra peut-être de mieux relativiser les prises de positions qui prônent par exemple le dépassement de la philosophie vers une non-philosophie comme c’est le cas pour François Laruelle( 2), ou celle qui part en guerre contre la raison et le rationalisme, comme le fait Jacques Bouvresse. La raison et le rationalisme ne sont, selon lui, que des figures de la sclérose de la pensée et de la divination de puissances ancienne telles que les «dieux, les rois, les tyrans et leurs lois impitoyables »( 3). Paul Feyraband dira même que puisque la raison n’a pas, ou n’a plus de programme identifiable et que le rationalisme n’est qu’une expression de la fâcheuse tendance qu’à la philosophie vers la monotonie, il est grand temps de les quitter et de leur faire non adieux. ( 4) Il est tout à fait problématique de prétendre s’adresser à l’humanité toute entière, puisque c’est là, je crois, la destiné de la philosophie, et d’être incapable de comprendre que de telles prises de postions ne tiennent pas compte de la variété des cultures et des problèmes historiques qu’elles engendrent. Les penseurs contemporains oublient souvent que l’histoire du rationalisme n’est pas la même en Occident et en Orient. En effet, si la philosophie a vécu en Europe ses périodes fastes, ses victoires et son déclin, le monde arabe n’a pas su sauvegarder son élan du Moyen-Âge et a délaissé la réflexion philosophique pendant de long siècles. Il sombre alors dans un sommeil dogmatique où la philosophie est interdite et beaucoup de ses livres brûlés ! Les raisons de l’enclavement de la culture de l’islam dite « la nation du livre » posent encore un grand problème pour tous ceux qui veulent comprendre les raisons de cet arrêt brusque de l’élan créateur de valeurs scientifiques aussi bien qu’artistiques et éthiques.
Il est vrai que la réintégration de la philosophie dans l’horizon de la culture arabe ne date que de quelques décennies. C’est là une réalité qu’il est utile de rappeler pour mesurer l’effort fourni par les universités arabes au cours de ces quelques cinquante ans. Le monde arabo-islamique semble donc vivre une histoire déterminée par des paradigmes différents de ceux du monde Occidental. C’est probablement là l’une des raisons essentielles du grand nombre de malentendus qui continuent à diviser l’Orient et l’Occident. Ce dernier part en guerre contre un Orient virtuel qu’il prétend connaître et l’Orient veut être sélectif dans ses choix et s’imagine qu’il est possible d’adopter la technique de l’Occident sans adapter la pensée qui l’a produite ! Ces malentendus sont en réalité le signe d’une absence d’ouverture et de dialogue. Elle sont surtout le résultat d’une minimisation de la pensée de ceux qui ont été un pont qui lie entre nos deux mondes tels qu’Ibn Ibn Sina, Ibn Maimoun, Ibn Rochd, Montesquieu, Voltaire et autres penseurs des lumières. Du coté oriental, en schématisant un peu, je dirais que deux courants de pensée ont dominé les études philosophiques arabes.
• Le premier courant est celui des conservateurs qui ont développés des recherches dans le domaine de la philosophie islamique. • Le deuxième courant est celui des modernistes, qui généralement a une prédilection pour les études positivistes, logico-linguistique et marxiste.
En réalité, l’intérêt pour la philosophie islamique ne conduit pas nécessairement au conservatisme et au fidéisme. Cette spécialité nous a donné un grand nombre de salafistes, de soufies et de spiritualistes mais aussi de rationalistes notables. ( 5) Toutefois, c’est un fait patent que la plupart des fidéistes du monde arabo-islamique sont des spécialistes de la pensée islamique. Pour départager entre les diverses orientations qui traitent la philosophie islamique, disons que l’on peut y trouver deux :
A) La première est formée par les rationalistes, et spécialement les averroïstes dont certains développent une conception de l’histoire de la philosophie très consciente de la nécessité d’inscrire les questions philosophiques dans la longue durée. Evidemment, cette option de lecture n’est pas opposée à l’analyse méticuleuse des textes que nécessite la micro-histoire et tout travail de spécialisation. Mais étant donné qu’Ibn Ruschd est pratiquement le seul philosophe arabe à avoir eu des adeptes qui ont formé une école occidentale portant son nom, il est donc logique pour un averroïste ( 6) d’être sensible à l’aspect génétique des idées et leur intégration dans un processus d’évolution qui tient compte de la migration des concepts et de leur transformation d’un champs culturel à un autre. L’averroïsme latin est donc analysé comme une forme d’ouverture et d’échange porteur de valeurs de dialogue et de circulation du savoir. Mais à coté de ces rationalistes, une nouvelle tendance de la recherche épistémologique s’est développée depuis les années 70. Elle ne concerne pas seulement la philosophie islamique mais tient compte de la pensée islamique dans son ensemble. Le propre de ces recherches épistémologiques est d’articuler les problématiques de la philosophie arabo-islamique aux recherches scientifiques. Ces études s’inscrivent la plupart du temps dans le cadre des travaux qui se font dans l’histoire des sciences. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas là d’une démarche strictement réflexive mais d’une analyse qui tient compte de la nature du savoir, des textes, des expériences, des faits historiques ainsi que des valeurs épistémologiques qui sont à la fois à l’origine des œuvres étudiés que des recherches entamés. ( 7) Toutefois, quoique ces recherches sont essentielles au renouveau de la pensée arabe, ses adeptes sont très minoritaires, ils ne bénéficient d’aucun soutien réel de la part des divers pays arabes et ne compte que sur leur bonne volonté et celle quelques fois du Cnrs français !
B) La deuxième orientation prise par les chercheurs dans le domaine de la philosophie islamique est formé par les fidéistes et autres détracteurs de la philosophie. ( 8). Et bien que les thèses soutenus par les uns et les autres soient assez variés, il semble que la plupart d’entre eux utilisent un modèle d’explication du rapport de l’Orient à l’Occident qui rend impraticable toute explication rationnelle. En effet l’une des prémisses essentielles de la lecture fidéiste est celle de considérer la différence entre les cultures comme une évidence qui ne pose aucun problème ! C’est une prémisse de départ et un axiome de base. Pour prendre un exemple, regardons ce que dit Hasen Hanafi, président de la société de philosophie en Egypte à l’occasion du colloque organisé au Caire sous le titre pompeux La philosophie dans le monde arabe en cent ans. Hanafi résume les problèmes qui préoccupe les philosophes arabes en ces termes : « La fin de tout cela est de pouvoir répondre à la question de notre époque : à quelle période de notre histoire nous vivons ? Et à quelle génération nous appartenons ? Car nous craignons de jouer le rôle de générations passées et de tomber ainsi dans le salafisme ou le rôle de générations futures et de tomber dans le « positivisme ». L’unité nationale sera dés lors mise en mal et aura lieu une guerre entre les frères ennemis qui peut arriver jusqu’au conflit général armé comme c’est le cas en Algérie, ou alors on assistera à une guerre limitée comme c’est le cas en Egypte, au Yemen et en Iraq » ( 9) A ce panorama, Hassen Hanafi ajoute une exception et ce qu’il dit est très significatif : «exception faite du Liban et de son expérience pluraliste et la réussite du Hisbollah dans la libération du sud, de
la Jordanie et de son expérience parlementaire et le fait d’avoir donné la légitimité au mouvement islamique en tant qu’organisation politique ayant le droit dans la participation politique et dans la pratique de l’expérience politique ».( 10)
Deux remarques à propos de ce texte : H. Hanafi semble vouloir transcender les deux courants salafiste et positiviste, ce qui peut donner l’idée d’une vision féconde. On pourrait par exemple poser la question du sens de ce « nous » que Hanafi semble tant chérir. Au lieu de cela, il réduit les deux courants de pensée, le salafisme et le positivisme à leur expression politique (l’opposition entre conservateurs et réformistes). Leur opposition lui semble mauvaise, en tout cas génératrice de conflits fratricide sauf au Liban où Hisbollah est reconnu comme un mouvement politique légitime ainsi qu’en Jordanie où les intégristes musulmans détiennent la majorité des siéges au parlement ! Résultat : à une question philosophique Hanafi nous présente une réponse politique.( 11). Or, cet amalgame entre le discours rationnel et le discours idéologique direct et mobilisateur peut être l’expression de tout, sauf de la philosophie. Il nous rappelle la critique que faisait Ibn Rochd aux Mutakalimin qui sont incapables de faire usage de l’argument démonstratif et se contente de baser leur raisonnement sur les arguments polémiques. Mais alors qu’Ibn Rochd militait pour une rationalisation du discours religieux laissé à l’arbitraire de l’exégèse des Mutakalimins afin de donner à la religion musulmane la philosophie qu’elle mérite, Hassen Hanafi ne semble pas faire grand cas de cette démarche. D’ailleurs, il ne ratera aucune occasion pour dire qu’enfin de compte, Ibn Ruschd ne mérite pas toute la hola qu’on lui donne puisqu’il n’a fait que reprendre les arguments de ceux qu’il prétend critiquer, en l’occurrence Ibn Sinaa et les Mutakalimins.
En défendant en apparence un point de vue différent Taha Abdelrahman est plus clair pour détruire le symbole qu’est devenu Ibn Rochd aujourd’hui : « il n’y a pas parmi les philosophes arabes quelqu’un plus qu’Abu al walid Ibn Ruschd qui accepta la scientificité de la philosophie grecque et sa démonstrativité, ni plus crédule de son universalité ontique –c’est-à-dire de sa généralité- que rien n’égale. Après cela, comment ne peut-il pas purifier l’héritage philosophique Grec de ses influences arabes transmises par les philosophes qui l’ont devancés comme al Farabi et Avicenne. Ibn Rochd prétextait que leur héritage était des expressions du Kalam et des questions polémiques qui ne peuvent accéder à la connaissance scientifique et argumentative, c’est-à-dire à la connaissance universelle- que représente la philosophie « grecque » qui doit rester telle qu’elle comme elle nous a été transmise. De cette manière, il sera facile aux « européen » de récupérer le bien philosophique grec, non transformé et non travesti. Leur intermédiaire dans cette affaire sont les transcripteur et les philosophes juifs qui ont été les premiers à avoir bien profité des arabes de l’Andalousi ». ( 12) Pour résumer la prise de position des fidéistes, je dirais que leur raisonnement exprime la conviction du désaccord entre la raison et la foi. La révélation est la seule garantie du vrai car la raison n’accède qu’aux apparence et n’atteint jamais le fond des choses, c’est-à-dire les réalités spirituelles. La foi est l’expression de la confiance en Dieu, synonyme de la défiance en la raison.. Elle est authentique et n’a besoin d’aucun préambule rationnel ou démonstratif. La raison est par voie de conséquence inauthentique car source d’erreur et d’illusion. Or, cette opposition entre foi et raison ne s’arrête pas à une simple déclaration de principe, elle est transposé à une opposition entre deux mondes, un monde authentique, Oriental, musulman, sacré et véritable et un monde inauthentique, Occidental, profane et basée sur l’illusion et l’erreur…L’opposition soutenue entre une vision islamique et une vision occidentale du monde ne fait que reprendre la distinction intempestive et archaïque entre « maison d’Islam » et «maison de guerre». On oppose l’authentique à l’inauthentique comme on oppose le vrai au faux et le bien au mal. En réalité, il s’agit d’une opposition manichéenne entre une tradition salvatrice et un modernisme destructeur qui ne peut que déboucher que sur une «logique de guerre». Le propre de cette logique est de définir l’identité, non pas à partir de déterminations comme la langue, la culture ou la mentalité mais à partir de la religion comme élément déterminant et catalyseur de la nation. L’identité est alors regardée par rapport à un ennemi commun, une sorte de diable à exorciser, de mal à guérir et de malédiction à purger. Il n’y a qu’à être attentif aux mécanismes des discours nationalistes pour se rendre compte qu’ils usent plus ou moins souvent de cette boite à démons qu’est la quête de l’identité salvatrice. Les discours identitaires partent le plus souvent de l’exigence de la purification de soi de tout ce qui souille l’authenticité de la nation ou de la religion ou simplement de la langue. Dans ces conditions, la culture authentique, celle en l’occurrence de celui qui parle, est forcément la meilleure. Les sucées de la culture de l’Occident sont en réalité l’expression de leurs échecs ! La circulation de l’information qui permet de savoir par exemple le nombre approximatif de cas d’inceste devient alors la preuve de la décadence de l’Occident immoral et incestueux auquel on oppose la noblesse de l’âme musulmane au sein de laquelle il n’y a pas d’inceste puisque personne, ou presque, ne s’est plein d’une telle monstruosité ! Comment peut-on dans ces conditions prétendre faire de la philosophie ? Ne vaut-il pas mieux adopter le point de vue positiviste qui nous recommande de dépasser cette mentalité rétrograde et de saper ses fondements métaphysiques ?
- Le second courant dominant dans le monde arabo-musulman dit moderniste est surtout formé par les positivistes et les marxistes. La thèse majeure défendue par ce courant est celle de la nécessité de procéder à une coupure totale avec le passé métaphysique de la culture arabe et de réaliser une relecture ou plutôt une refonte de la tradition arabe afin de se mettre au diapason des exigences de la modernité et réaliser ainsi le saut salvateur vers le bien être des peuple et leur liberté. L’un des plus grand représentant de ce courant est le philosophe égyptien Zaki Najib Mahmoud. Et pour ne pas être trop long voyons ce qu’il dit à propos du philosophe et de son rôle : « Il n’est pas permis au philosophe, nous dit-il, de dire une seule phrase à travers laquelle il décrit le monde ou une partie de ce monde, toute son rôle consiste à analyser les expressions que disent les savants dans leur recherches scientifiques et les gens dans leur vie quotidienne d’une manière qui montre le sens de ces expressions pour que l’on puisse être sure de la validité de ce qui se dit »( 13)
Le rôle de la philosophie est donc de procéder à l’analyse du langage mais afin de monter la différence qui sépare l’analyse positiviste de la métaphysique, Zaki Najib Mahmoud prend l’exemple du sens donné au deux termes de science et d’action. Il est évident, nous dit encore Z.N.Mahmoud, que ce qui caractérise l’époque moderne est la conjonction nécessaire entre la science et l’action. Or, si l’on consulte ce que dit Al Ghazali sur cette conjonction, on découvrira très vite que le philosophe arabe ne dit pas autre chose. Il défend avec ferveur l’articulation nécessaire entre la science et l’action. Toutefois, si l’on regarde de prêt le sens que donne Al Ghazali à la science et à l’action, on ne manquera pas de constater que pour Al Ghazali : « la science entendu est la science de Dieu, ses attributs, ses anges et ses livres et le règne du ciel et de la terre et les merveilles des âmes humaines et animales ».Quant à l’action désignée, elle concerne « la résistance contre les forces qui empêche l’homme de connaître Dieu ». Tel est le résultat auquel Al Ghazali arrive après une longue analyse argumentative à la fin de laquelle il montre que le bonheur que l’homme recherche à travers la science et l’action n’est autre que le bonheur dans l’au-delà. La quête d’un tel bonheur nécessite évidemment une hygiène, un soufisme qui est un abandon des plaisirs de la vie. Abandon du plaisir de manger, de s’habiller, d’enfanter,
Si l’on pose maintenant la question du rapport de la science à l’action à un penseur contemporain, il soulignera qu’il sera tout à fait d’accord avec Al Ghazali pour dire que le bonheur s’accompli par la science et le travail : « mais quelle science et quelle action, se demande Z.N.Mahmoud ? Il se peut bien que ce penseur contemporain trouverait que la science entendue est celle de la nature dans son sens moderne en physique et chimie et ce qui s’en suit et que l’action entendue comprend les expériences qui se passent dans les usines et qui permettrons de créer de nouveaux moyens, des outils, des nourritures des habits des logements et des moyens de communications que les anciennes époques n’ont jamais connus.» Et pour conclure, comment passer de l’ancienne époque à la nouvelle ? Z. N. Mahmoud répond qu’il faut simplement savoir utiliser les mots qui sont en réalité l’expression des choses d’une manière qui s’accorde avec l’époque dans ses concepts et ses contenus ».
Qu’en est-il maintenant de la philosophie en Tunisie ?
Ce retour à la philosophie, délaissée par les tunisiens depuis Ibn Khaldoun (732 H/1332 – 808 H/1406) au XIVème siècle, ne fut pas réalisé par l’intermédiaire des égyptiens comme ce fut le cas dans la plupart des pays arabes. Les raisons de cette indépendance en matière de philosophie vis-à-vis de l’influence égyptienne sont à la fois historiques et politiques. En effet, la fondation du collège Sadiki par Kaireddine Bacha a permis de consacrer l’orientation moderniste donnée à l’élite intellectuelle et politique de
la Tunisie. Habib Bourguiba, père de
la Tunisie moderne, n’a fait que renforcer cette orientation d’ouverture vers l’Occident (14). Certains Zitouniens, en particulier Cheikh Fadhel Ben Achour à qui on doit, sur la demande pressente de Bourguiba, la formulation du code du statut personnel tunisien qui abolie la polygamie et instaure l’égalité des chances entre l’homme et la femme, ont de leur coté, donnés toutes les chances à ce qu’une Tunisie moderne voit le jour. Cette option s’est concrétisée par la création du département de philosophie au sein de la jeune Université tunisienne. D’illustres professeurs de philosophie Français tels que Gerard Deldal, Michel Foucault, Gerard Lebrun, Antonia Soulez et Philippe Soulez,, René Verdenal, Jan Sebestic et Henrie Vergote ont été avec des enseignants tunisiens tels que Fatma Haddad, Mahjoub Ben Miled, et Abdelmajid Guannouchi, les premiers à veiller à la formation de jeunes étudiants tunisiens. Ces premiers cadres tunisiens assurèrent par la suite la relève des enseignants Français.
L’arabisation de l’enseignement de la philosophie en 1976 a constitué une mise à l’épreuve très difficile pour la philosophie en Tunisie. Et contrairement à l’arabisation de la philosophie au Maroc qui fut en réalité une islamisation de cette discipline. La Tunisie a réussi a garder une vue moderniste et progressiste sans tomber dans la schématisation positiviste. Les professeurs de philosophie qui avaient résisté contre cette arabisation à tout prix mais qui ont quand même accepté de la faire, ont œuvré pour que l’idéel du rationalisme et des lumières reste un élément déterminant de l’enseignement de la philosophie en Tunisie. Il faut dire que le souci de rationalisme et des lumières n’était pas un simple idéal, les premiers dirigeants du département de Tunis de philosophie (il y a aujourd’hui quatre départements de philosophie dans la république) ont oeuvré à ce que toutes les périodes de l’histoire de la philosophie soit enseignés avec un égal intérêt. Toutefois, il semble que l’impulsion donnée par les enseignants français à la première génération d’enseignant de philosophie en Tunisie a consisté à accorder une place de choix à la philosophie moderne. Le premier cours donné sur Descartes à l’université tunisienne fut dispensé par Michel Foucault. Fatma Haddad qui est le troisième chef de département de philosophie est la première femme arabe à avoir obtenu une agrégation française en philosophie et une thèse de Doctorat d’état soutenue sous la direction de Paul Ricœur sur La Philosophie systématique et le système de philosophie politique chez Spinoza (15). C’est durant son mandat que l’agrégation tunisienne en philosophie est créée en 1978. Il est aujourd’hui indéniable que c’est Fatma Haddad qui inaugure le courant cartésien en Tunisie et qui encourage les travaux qui s’y attachent. Son travail fut renforcé par l’arrivée du second spinoziste du département, Ali Chennoufi qui soutenu une thèse de Doctorat sous la direction de Jean Doustan Dessanti sur Le statut de l’homme chez Spinoza. Un troisième spinioziste rejoindra le département en 1985, Jalal eddine Saîd qui soutien une thèse sur Morale et éthique chez Spinoza. Said est aussi le traducteur à l’arabe de l’éthique du traité de la réforme de l’entendement ainsi que d’autres textes de Spinoza. Toutefois, la première étude sur Descartes proprement dit a été l’excellent travail de traduction, de commentaire et de présentation a été réalisé par Omar Cherni maintenant professeur de philosophie à Clermont-ferrand en France. La thèse de Hamadi Ben Jaballah sur La Formation du concept de Force dans la physique moderne : contribution à une épistémologie historique a constitué un grand événement au sein de l’université tunisienne. L’intérêt qu’il porta à Descartes, Galilée et Newton est unique dans la philosophie arabe contemporaine. Ce sont les étudiants de Hamadi Ben Jaballah qui réalisèrent la plupart des études cartésiennes
Kdija Ksouri: correspondance Descartes-Morrus,
Othman Ben Youssef : Critique et Systématique chez Descartes,
Et enfin Abelkerim labidi : Physique et métaphysique du choc à l’age classique.
Si on y ajoute mon modeste travail sur Le rationalisme concordataire de la philosophie de Leibniz, on peut dire qu’il y a en Tunisie une dizaine de cartésien.
L’importance donné aux études cartésiennes ne veut pas dire que les autres courants de pensée sont négligés : l’université tunisienne a aussi ses kantiens, ses spécialistes de Hegel, de Kelsen, de Karl Popper de Wittgenstein, de Husserl, mais aussi de Platon, d’Aristote de Plotin de Farabi d’Ibn Sina, d’Ibn Rochd, d’Ibn Arabi et d’Ibn Kaldoun. Ce n’est malheureusement pas le cas dans le reste des pays arabes où il est souvent difficile de trouver des enseignants qui s’intéressent aux fondements de la modernité. Ainsi, le fait de rester liés aux universités européenne, surtout française, fait que les chercheurs tunisiens tiennent à participer à la grande discussion philosophique qui s’organise dans les différentes universités du monde. C’est cela qui a permis jusqu’aujourd’hui de maintenir ce qu’on peut appeler l’équilibre tunisien. Cet équilibre peut se définir dans le dépassement des deux lectures habituellement répandues dans le monde arabe : celle des détracteurs qui pensent que nous sommes un peuple incapable de produire une pensée véritable et celle des apologistes qui trouvent que l’Occident d’aujourd’hui n’a fait que reprendre la production de la pensée arabe aussi bien dans son esprit que dans sa lettre.
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1 Hegel : Leçons sur l’histoire de la philosophie, I, Gallimard, Idée, 1954, p.13. « Dans le monde oriental, nous dit Hegel, il ne saurait être question à proprement parler de philosophie; car, pour en indiquer brièvement le caractère, l’esprit se lève bien en Orient, mais la condition est telle que le sujet, l’individualité n’est pas une personne, mais est destinée à s’évanouir dans l’objet.»
2François Laruelle : Philosophie et non philosophie, Liège-Bruxelles, Mardaga, 1989.
3 Jacques Bouvresse : Le défi philosophique , Paris, Ed du seuil, 1995, p. 154.
4Paul Feyeraband : Adieu la raison ; Paris, Ed. du Seuil, 1989.
5 tels que Mohamed Arkun, Mohamed Al Misbahi, Mohamed Al Abed Al Jabri et Salem Yafout.
6 Parmi les averroïstes arabes contemporains citons Mahmoud Kacem, Atef Al Iraki, Jamaleddine Al Alawi, Mohamed Mesbahi, Zeineb Al Koudairi, Abdelraham Tlili, Ridha Zouari et Ferid Alibi
7 Parmi les chercheurs contemporains de cette histoire des sciences on peut citer l’illustre Rochdi Rached, Ahmed Jabbar, Abdelhamid Sabra, Mohamed Hasnaoui, Abdelali Elamrani-Jamal Georges Saliba, Hatem Zgual, Muhsin Mahdi, Mohamed Ben Sassi, et Maroun Aouad .
8Hasen Hanafi, Taha Abelrahman ou Semi Nachar.
9 La philosophie dans le monde arabe en cent ans , pub centre des études de l’unité arabe et la société philosophique égyptienne, dec 2002. p.17.
10 Ibid, Ch I. p.18.
11 La question posé par Hanafi : « à quelle période de notre histoire nous vivons ? »est magistralement posé et traité au moins par deux tunisiens. Mohamed mahjoub dans son livre sur Heidegger : « Heidegger et le problème de la métaphysique » 1995 et Fathi Miskini : « l’identité et le temps, exégèses phénoménologiques sur la question du « nous ».2001
12Taha Badelrahma: Le droit arabe à la différence philosophique, pub, centre culturel arabe, 2002, p. 57-58. 13Zaki Najib Mahmoud : Prise de position contre lma métaphysique .(en arabe).
14 Sophie Besbes, Souhayr Belhassen : Bourguiba. 1. A la conquête d’un destin 1901-1957 , éd. Jeune Afrique, Coll. Destin ; 1992.
15Fatma Haddad-Chamakh : Philosophie systématique et système de philosophie politique chez Spinoza ; Tunis, Publications de l’Université de Tunis ; 1980.